Article paru sur le site Camp Volant : https://campvolant.com/2013/11/10/pasolini-sublime-rage/
Italie 1963. Le démocrate-chrétien Aldo Moro gouverne. Un film intitulé La Rabbia, «la Rage» sort. Malgré son histoire mouvementée et la polémique suscitée dès avant sa sortie, il est un échec commercial cuisant : « A Rome, deux jours de programmation, peut-être deux à Milan, un à Florence, et stop » écrit Carlo di Carlo. Il est vrai qu’il s’agit-là d’un bien étrange objet cinématographique, constitué de «deux parties antagonistes».
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L’une a été réalisée par Pier Paolo Pasolini. La même année, le poète-cinéaste sort une «passion du Christ», sous le titre La ricotta… Le jour même de cette sortie (un autre échec commercial), Pasolini est accusé «d’ insulte à la religion d’État ». « Beaucoup plus juste aurait été d’accuser le réalisateur d’avoir insulté les valeurs de la petite et moyenne bourgeoisie italienne» écrit Moravia. Pasolini est condamné à quatre mois de prison, le film est confisqué.
C’est donc à ce cinéaste, encore débutant et déjà scandaleux, qu’un important producteur d’actualités cinématographiques confie des centaines d’heures d’archive et de rushs du cinegiornale intitulé Mondo Libero, tout un programme en ces temps de guerre froide.
Pasolini raconte : «Mon ambition était de faire un film, à condition de pouvoir le commenter en vers. Mon ambition était celle d’inventer un nouveau genre cinématographique. Faire un essai idéologique et poétique avec des images nouvelles».
Et Pasolini en a fait La Rabbia. C’est un montage d’images d’actualites, animées ou non, avec un commentaire en voix off parfois versifié et accompagné de musiques et chansons. Un long poème filmique.
A la livraison du film, le producteur, effrayé – on l’aurait été à moins – par la bombe politico-poétique fabriquée par Pasolini, décide de faire contre-poids. Avec le consentement forcé de Pasolini, lié par contrat, il confie un deuxième volet à G.Guareschi, inventeur déjà célèbre de Don Camillo en 1948. Et réactionnaire, pour le moins. Son nom apparaît notamment dans une pétition d’intellectuels italiens en soutien aux lois racistes de Mussolini en 1938. Un coup à gauche, un coup à droite.
Au visionnage de la partie de Guareschi, Pasolini est horrifié.
« Si Eichmann pouvait sortir de sa tombe et faire un film, il ferait un film de ce genre. Par personne interposée Eichmann a fait ce film. Je croyais avoir un interlocuteur avec lequel serait possible au minimum un dissentiment, et non quelqu’un qui en est carrément au stade prélogique. Ce n’est pas seulement un film « qualunquiste », conservateur ou réactionnaire, c’est pire. Il y a la haine des Américains et le procès de Nuremberg est décrit comme une vengeance; on parle de John Kennedy en ne faisant voir que sa femme, comme si lui n’existait pas. Il y a la haine contre les nègres, il manque seulement que l’on dise qu’il faut les mettre tous contre le mur. Il y a une fille blanche qui donne une fleur à un homme noir et immédiatement après le commentateur la couvre d’insultes pour cela; il y a un hymne aux paras, exaltés comme des troupes magnifiques ; il y a un anticommunisme qui n’est même pas celui du MSI, mais l’anticommunisme des années 1930. Il y a tout, le racisme, le péril jaune, le procédé typique des orateurs fascistes, l’accumulation de données de faits indémontrables. »
Et Pasolini d’annoncer qu’il retire sa signature.
On sait laquelle des deux parties de La Rabbia l’impitoyable Histoire a choisi de retenir. Elle ne s’est pas trompée. Le génie de Pasolini, qui a déjà travaillé avec Rossellini et Godard à cette date, s’y exprime pleinement, tout particulièrement dans cette longue séquence consacrée à la guerre d’Algérie. Un joyau méconnu du cinéma anti-colonialiste. Et comme un lointain écho à l’horreur des enfumades du XIXeme sièle dans «L’honneur de Saint-Arnaud» de F. Maspéro.
Le montage magistral y transfigure des images connues, voire convenues, par la juxtaposition d’ un son proprement hallucinant : commentaire à deux voix, lancinantes, tranquillement tragiques (l’une pour la prose, l’autre pour les vers), beaux chants révolutionnaires algériens. Terrible et angoissant «bourdonnement» ( ronzano, ronzano, ronzano !) des bombardiers français déversant leur napalm sur la montagne kabyle. Bourdonnement qui couvre jusqu’aux discours de Massu, ceux de De Gaulle, revenu au pouvoir pour sauver l’Algérie française et qu’on voit furtivement trébucher au bas de l’escalier à Alger.
Extraordinaire, sublime, bouleversant final pasolinien : un pastiche du poème «Liberté » d’Eluard (1942) sur d’atroces photos d’Algériens suppliciés.
Sui miei stracci sporchi,
sulla mia nudità scheletrica,
su mia madre zingara,
su mio padre pecoraio,
scrivo il tuo nome.
Sul mio primo fratello predone,
sul mio secondo fratello sciancato,
sul mio terzo fratello lustrascarpe,
sul mio quarto fratello mendicante,
scrivo il tuo nome.
Sui miei compagni della malavita,
sui miei compagni disoccupati,
sui miei compagni manovali,
scrivo il tuo nome:
Libertà
Sui nomadi del deserto,
sui braccianti di Medina,
sui salariati di Oriano,
sui piccoli impiegati di Algeri,
scrivo il tuo nome.
Sulle misere genti di Algeria,
sulle popolazioni analfabete dell’Arabia,
sulle classi povere dell’Africa,
su tutti i popoli schiavi del mondo sottoproletario,
scrivo il tuo nome :
Libertà.
Pasolini.
merci à Fè pour la transcription
Sur mes haillons souillés
Sur ma nudité squelettique
Sur ma mère, la gitane
Sur mon père, le berger
J’écris ton nom
Sur mon premier frère, le brigand
Sur mon second frère, le boiteux
Sur mon troisième frère, le cireur de chaussures
Sur mon quatrième frère, le mendiant
J’écris ton nom
Sur mes camarades des bas-fonds
Sur mes camarades chômeurs
Sur mes camarades manoeuvres
J’écris ton nom
Liberté
Sur les nomades du désert
Sur les saisonniers de Médine
Sur les salariés d’Oran
Sur les petits employés d’Alger
J’écris ton nom
Sur les misérables d’Algérie
Sur les analphabètes d’Arabie
Sur les pauvres d’Afrique
Sur les peuples esclaves du monde sous-prolétaire
J’écris ton nom
Liberté !
Pier Paolo Pasolini
Camp-Volant
Notes
Citations extraites de :
http://www.pasolini.net/centroBO_INIZ_LaRabbiarestaurata_nov2007.htm
Le film intégral : http://www.youtube.com/watch?v=MLv5vaIyxC0
noter que « La Bataglia di Algeri », de G. Pontecorvo, Lion d’Or à Venise, sortira trois ans après « La Rabbia ». J’ignore si « La Rabbia » a été, comme le film de Pontecorvo, interdit en France à cause de ce passage sur la guerre d’Algérie. Roberto Chiesi, responsable des archives PPP de Bologne, m’écrit que ce ne fut probablement pas le cas puisque La Rabbia ne fut pas distibuée hors d’Italie, car boycotté par la Warner … en raison de l’antiaméricanisme du film de Guareschi ! Sur le film de Pontecorvo voir sur le blog Dormira jamais : http://dormirajamais.org/cinema/
Remerciements à C. Milovanoff qui m’a signalé et offert cet extrait et à Rayann ( jeune prodige !) qui m’a permis de le publier.