Comparer les polices américaine et française, c’est questionner les angles morts de notre mémoire nationale, car les origines du racisme policier en France sont anciennes et liées aux Antilles tout autant qu’à l’Afrique.
Par Grégory Pierrot, professeur de littérature américaine à l’université du Connecticut, citoyen franco-américain résidant aux Etats-Unis depuis dix-sept ans —
Tribune. On pourrait écrire tout un livre au sujet des réactions françaises générées autour du tremblement de terre #GeorgeFloyd aux Etats-Unis et des secousses globales qui suivirent, notamment le rassemblement organisé à Paris le 2 juin par le comité Vérité et Justice pour Adama Traoré. Dans une «discussion» avec l’universitaire Maboula Soumahoro sur BFM TV, le chroniqueur Eric Brunet affirmait récemment que l’idée même de racisme institutionnel serait un emprunt indu à la culture américaine. La police française ne peut être raciste parce que la République française n’a pas d’histoire raciste.
Actuellement, le français est la langue nationale de la France. Cela semble évident, mais ce n’est qu’en 1992 que cela a été officialisé par l’introduction dans l’article 2 de la Constitution de la phrase : “La langue de la République est le français”. Tout en sachant que d’autres langues, non officielles, sont parlées en France, que le français est parlé dans d’autres pays et que certains des états voisins sont officiellement multilingues, la plupart de nos concitoyens considèrent comme allant de soi qu’une langue coïncide avec une identité nationale. Ce n’est en fait pas très fréquent et résulte d’une politique forgée depuis quelques siècles en France, voire quelques décennies dans d’autres pays.
Cependant le lien entre citoyenneté et langue est bien plus ancien puisqu’il remonte à l’antiquité grecque. Pour être citoyen d’une cité grecque, il fallait parler la langue grecque (même si elle comprenait alors au moins quatre dialectes différents). Les langages des autres peuples, incompréhensibles aux grecs étaient qualifiés de barbares. Les barbares étaient tous ceux qui ne pouvaient être compris et n’étant pas grecs ne pouvaient être citoyens. L’acquisition de la langue faisait partie des conditions nécessaires pour devenir citoyen.
L’OBS: Il y a trois mois, la France défilait au nom de la liberté d’expression et du vivre-ensemble. Les dernières élections départementales ont été marquées par une nouvelle poussée du Front national. Comment analysez-vous la succession rapide de ces deux événements, qui paraissent contradictoires?
Jacques Rancière : Il n’est pas sûr qu’il y ait contradiction. Tout le monde, bien sûr, est d’accord pour condamner les attentats de janvier et se féliciter de la réaction populaire qui a suivi. Mais l’unanimité demandée autour de la «liberté d’expression» a entretenu une confusion. En effet, la liberté d’expression est un principe qui régit les rapports entre les individus et l’Etat en interdisant à ce dernier d’empêcher l’expression des opinions qui lui sont contraires.
Or, ce qui a été bafoué le 7 janvier à «Charlie», c’est un tout autre principe: le principe qu’on ne tire pas sur quelqu’un parce qu’on n’aime pas ce qu’il dit, le principe qui règle la manière dont individus et groupes vivent ensemble et apprennent à se respecter mutuellement.
Mais on ne s’est pas intéressé à cette dimension et on a choisi de se polariser sur le principe de la liberté d’expression. Ce faisant, on a ajouté un nouveau chapitre à la campagne qui, depuis des années, utilise les grandes valeurs universelles pour mieux disqualifier une partie de la population, en opposant les «bons Français», partisans de la République, de la laïcité ou de la liberté d’expression, aux immigrés, forcément communautaristes, islamistes, intolérants, sexistes et arriérés.
On invoque souvent l’universalisme comme principe de vie en commun. Mais justement l’universalisme a été confisqué et manipulé. Transformé en signe distinctif d’un groupe, il sert à mettre en accusation une communauté précise, notamment à travers les campagnes frénétiques contre le voile. C’est ce dévoiement que le 11 janvier n’a pas pu mettre à distance. Les défilés ont réuni sans distinction ceux qui défendaient les principes d’une vie en commun et ceux qui exprimaient leurs sentiments xénophobes.